Victor Hugo : funérailles populaires d’un géant

Précurseur, dans son foyer comme au-dehors
Qui sait aujourd’hui que la mort de Victor Hugo suscita des funérailles grandioses, avec un des plus grands rassemblements populaires de l’histoire de France ? Pour comprendre cet engouement, rappelons ce qu’il représentait à la fin de sa vie, pour ses compatriotes.
L’écrivain avait commencé par s’imposer au théâtre, comme chef de file du romantisme français. Ensuite son oeuvre poétique, considérable et lyrique, avait conforté sa place au tout premier plan du monde littéraire avant que des romans au succès retentissant, d’abord Notre-Dame de Paris en 1831, et plus encore Les Misérables en 1862, n’en fissent l’auteur le plus célébré de son temps.
Sa vie privée ne lui épargna pas les malheurs. Sur ses cinq enfants, il en perdit quatre de son vivant et la cinquième, la fameuse « Adèle H. », s’abîma dans la folie au point qu’il dut la faire interner. Or, il avait été un père attentif, s’occupant de ses enfants comme aucun géniteur ne le faisait à cette époque. Il reporta son affection sur ses petits-enfants, jusqu’à publier un recueil de poèmes intitulé L’Art d’être grand-père.
Pour autant, il ne resta pas replié sur la sphère familiale et sur bien des sujets, il défendit des positions novatrices pour l’époque : contre l’injustice sociale, contre la peine de mort et l’esclavage, pour la liberté de la presse, pour l’égalité entre les hommes et les femmes et l’accession au vote de ces dernières, pour la constitution d’une Europe politiquement unie. 
S’il avait été dans sa jeunesse un fervent royaliste par fi délité à sa mère, puis bonapartiste sous l’influence de son père, il s’est transformé peu à peu en républicain résolu, surtout quand Louis-Napoléon Bonaparte mit fin à la seconde République pour établir le Second Empire. Victor Hugo se transforma alors en son principal opposant, choisissant l’exil pour près de 20 ans et combattant sans relâche l’autocratie de celui qu’il appelait « Napoléon le Petit ». Son retour triomphal en 1870 le consacra en sage, père de la nation, grand-père de la République. Le 27 février 1881, lendemain de ses 79 ans, 600 000 personnes défilèrent sous ses fenêtres pour lui souhaiter une bonne entrée dans sa 80ème année ! Le lendemain, l’avenue d’Eylau sur laquelle il habitait fut renommée avenue Victor Hugo.
Ses correspondances lui parvinrent alors ainsi adressées : « À Victor Hugo, en son avenue, à Paris ». L’empathie et l’humanité qui imprégnaient son oeuvre et son implication dans le débat public l’avaient rendu immensément populaire.

Une émotion nationale et unanime
Quand sa famille annonce qu’il a été victime d’une congestion pulmonaire le 15 mai 1885, la France est suspendue aux dépêches des journaux pour suivre son état de santé. Des milliers de Parisiens se rassemblent jour et nuit autour de son domicile. Il s’éteint le 22 mai 1885, après avoir prononcé une phrase poétique et mystérieuse : « Je vois de la lumière noire ».
L’émotion s’empare du pays. Sa famille se voit obligée de barricader la maison pour empêcher la foule d’entrer afin de se recueillir dans la chambre mortuaire. D’après les journaux de l’époque, l’annonce de sa mort donne lieu à des manifestations de deuil spontanées : « Des ouvriers se découvrirent respectueusement, des vieillards se mirent à pleurer silencieusement… ». On voit apparaître aux fenêtres des drapeaux tricolores portant un ruban de crêpe.
L’Homme Océan comme on l’appelle alors (d’après ce surnom qu’il avait lui-même donné à Shakespeare, dans un essai littéraire) a laissé des instructions concernant la cérémonie de son enterrement, dans son testament rédigé quatre années plus tôt : « Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » 

Comment lui dire adieu ?
Contre l’avis de la famille, le gouvernement décide que l’enterrement aura lieu non le dimanche 31 mai mais un jour travaillé, le lundi 1er juin. Pourquoi ? Parce qu’il redoute des débordements populaires. En cette fin de XIXe siècle marquée par l’industrialisation et que des défilés en l’honneur du héros du peuple ne dégénèrent en manifestations, voire en émeutes. Les écoles, théâtres et administrations sont fermés, mais les usines restent ouvertes pour limiter la participation ouvrière.
De plus, le parcours du cortège est établi de manière à éviter soigneusement les quartiers défavorisés. Le 31 mai 1885, à l’aube, le cortège funèbre quitte le 50 avenue Victor Hugo pour l’Arc de triomphe. Sous la grande arche, un catafalque de 22 mètres surmonté des initiales VH et orné des titres de ses pièces, recueils de poèmes et romans, attend la dépouille. L’architecte de l’Opéra Charles Garnier a tenu à concevoir bénévolement cette oeuvre dont la forme évoque à la fois une urne et un encrier, symboles de l’écrivain. Le corps est déposé au pied du monument, tandis que ce dernier est voilé de crêpe noir. Un second voile recouvre le couronnement de Falguière au sommet. Pour illuminer l’Arc, 44 candélabres disposés tout autour sont allumés et quatre urnes diffusent de l’encens. Cette veillée solennelle est marquée par la ferveur populaire. 
Le 1er juin, au matin, des chars débordant de couronnes de fleurs affluent encore vers la place de l’Étoile, tandis que la foule agite des drapeaux tricolores. Les rues sont noires de monde. Le moindre balcon se loue à prix d’or pour assister au défilé. La cérémonie débute à 10h 30 avec le tir de 21 salves de canon depuis l’hôtel des Invalides. Le cortège, avec son cercueil placé dans un simple « corbillard des pauvres », s’ébranle à 12h40. 
Il descend l’avenue des Champs-Élysées, passe place de la Concorde, puis emprunte le boulevard Saint-Germain et le boulevard Saint-Michel avant de rejoindre la rue Soufflot, qui débouche sur le Panthéon. Le cortège est si dense qu’une partie n’a pas encore quitté la place de l’Étoile quand la tête arrive au Panthéon, 8 kilomètres plus loin. Une foule de près de 2 millions de personnes se presse pour rendre hommage à l’homme-légende du siècle. À l’époque, Paris compte 1 million d’habitants. Les Français ont donc accouru de toutes parts pour dire adieu à leur grand homme. Imagine-t-on un tel rassemblement pour un poète aujourd’hui ?

LA DÉSACRALISATION DU PANTHÉON
Le 24 mai 1885, la Chambre des Députés approuve l’organisation de funérailles nationales par une écrasante majorité : 415 voix sur 418 députés présents. L’inhumation, prévue dans un premier temps au cimetière du Père Lachaise où la famille Hugo avait acheté un caveau, donne finalement lieu à un second décret car un député, Anatole de La Forge, propose d’inhumer le poète au Panthéon. Une intense polémique parcourt alors les rangs de l’Assemblée nationale. En effet, le Panthéon, initialement une église érigée au XVIIIème siècle pour abriter les reliques de Sainte Geneviève, avait été arraché à l’Église pendant la Révolution pour en faire un monument funéraire en l’honneur des grands personnages de l’histoire. D’ailleurs, c’est de cette époque (1791) que date la devise inscrite à son fronton : « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante ». 
Rendu au culte par le Second Empire, il est définitivement désacralisé par un décret publié dans le Journal officiel du mercredi 27 mai 1885, pour l’inhumation de Victor Hugo. C’est à cette occasion qu’il retrouve sa fonction de sépulture laïque et républicaine pour les « grands hommes » de la nation.