La folle histoire de Norton Ier, empereur des États-Unis

Si vous aimez l’esprit de sérieux et ne croyez qu’au respect strict des us et coutumes, le personnage dont nous allons vous raconter l’histoire va vous étonner. Et si vous éprouvez quelque tendresse pour les originaux et les excentriques, apprenez l’histoire rocambolesque et incroyable – quoique parfaitement authentique – de Joshua Abraham Norton, alias Norton I^er, premier empereur autoproclamé des États-Unis et protecteur du Mexique.

Il est né à Londres, au début du XIX^e siècle. Ses parents, commerçants, l’embarquent avec eux alors qu’il est encore tout jeune enfant, pour partir faire fortune en Afrique du Sud.

Les hauts et les bas de la fortune

Environ trente ans plus tard, en 1849, son père décède, lui laissant un héritage de 40 000 $, jolie somme pour l’époque. Joshua décide alors d’émigrer en Amérique, en Californie plus précisément, afin de profiter des retombées économiques de la ruée vers l’or. Judicieusement, plutôt que de partir chercher de l’or lui-même, activité ô combien aléatoire et mauvaise pour la santé, il choisit de faire commerce avec les orpailleurs, leur vend des produits de première nécessité, prête de l’argent à intérêt et achète des terrains. Le résultat est éblouissant : en 1852 il cumule une fortune personnelle de 250 000 $ !

Pris de la folie des grandeurs, il croit repérer un filon en spéculant sur le riz, mais c’est une chimère et voilà notre homme ruiné, aussi vite qu’il s’était enrichi. Après avoir perdu son logement et ses biens, et avec eux un peu sa tête, il doit se déclarer en faillite en 1858 et échoue dans une petite chambre de San Francisco. Il aurait pu tomber définitivement dans l’oubli, mais le sort, et son imagination fertile, en ont décidé autrement.

L’auto-proclamation

Le 17 septembre 1859, le directeur du San Francisco Bulletin, journal local le plus lu de la ville, reçoit la visite d’un individu vêtu d’un uniforme bleu marine avec des épaulettes plaquées or ternies, qui lui confère l’allure d’un officier de l’armée de l’Union. Sur sa tête, un chapeau de castor décoré d’une plume de paon et d’une petite rose. Soit une sorte de synthèse entre Napoléon I^er et Mary Poppins ! Il tend à son interlocuteur une déclaration écrite de sa main, qu’il lui demande de publier dans son journal : « À la demande d’une large majorité des citoyens de ces États-Unis, moi, Joshua Norton, (…), me déclare et proclame moi-même Empereur de ces États-Unis… » À ceux qui se diraient : « Mais, les citoyens américains n’ont rien demandé ! », l’Histoire répond qu’il suffisait d’y penser, et qu’il est le seul à l’avoir fait. Dont acte ! Par la suite, il ajoutera à son titre celui de « Protecteur du Mexique ».

À quoi tient une destinée… Sinon la face du monde, à tout le moins l’existence de Joshua Abraham Norton eût été changée si James W. Simonton, le directeur du San Francisco Bulletin, l’avait purement et simplement renvoyé. Au contraire, intrigué et amusé, le rédacteur en chef publie la prose pompeuse et solennelle de l’abracadabrant personnage, et c’est parti pour 21 ans d’un règne sans partage ! Du jour au lendemain, les Américains se retrouvent virtuellement sujets d’un empereur qui s’est posé lui-même une couronne sur la tête.
La suite prouve qu’ils l’ont plutôt bien pris.

Comment règne un empereur autoproclamé ? C’est simple : il émet des décrets. Le moins qu’on puisse dire est que Norton I^er fut prolifique en la matière.

Les décrets de Norton I^er

Le 12 octobre 1859, il publie un décret dissolvant le Congrès des États-Unis, estimant qu’il n’y avait plus besoin de législature puisqu’il assumait le pouvoir. Logique. En janvier 1860, contrarié de voir ce premier décret non suivi d’effet, il ordonne à l’armée d’évacuer les salles du Congrès et de destituer les fonctionnaires élus. Rien ne se passe, si ce n’est que les habitants de San Francisco se paient une bonne tranche de rire à la lecture de leur journal et se passent le mot qu’un pauvre hère, n’ayant pour tout logement qu’une misérable chambre sise 624 Commercial Street, publie des ordonnances qui ont du style et un humour qui le protège de toute menace d’inculpation de la part des autorités.

Après avoir échoué à renverser le gouvernement américain par la seule force de sa plume, Norton I^er décide de s’attaquer à des sujets de moindre envergure mais qui relèvent tantôt d’un désir utopique d’instaurer la paix entre les peuples, tantôt d’un état d’esprit précurseur. Comme quand éclate la guerre civile entre le Nord et le Sud, en 1861, et qu’il propose – en vain – sa médiation aux deux présidents rivaux, Abraham Lincoln et Jefferson Davis.

Inspiré, Norton I^er plaide pour la création d’une Société des Nations, près d’un demi-siècle avant sa constitution à la fin de la Première Guerre mondiale.

En avance sur son temps

Des plaisantins s’amusant à publier de fausses proclamations à son nom, en 1870 il commence à faire éditer ses propres « décrets impériaux » presque exclusivement dans un hebdomadaire abolitionniste détenu et géré par des Afro-Américains, The Pacific Appeal. Nombre d’entre eux sont étonnamment progressistes pour l’époque. Il explique que les Afro-Américains devraient avoir le droit de fréquenter les écoles publiques, de prendre le tramway. Que les Chinois devraient pouvoir faire entendre leur témoignage au tribunal. D’ailleurs, dans les années 1860-1870, des émeutes anti-chinoises éclatent régulièrement dans les quartiers pauvres de San Francisco. Au cours de l’une d’elles, Norton s’interpose et récite le Notre Père, ce qui a pour effet de disperser les émeutiers honteux. Il défend aussi les droits des Amérindiens et s’oppose à la corruption.

En somme, il s’avère bien désintéressé et bien débonnaire, cet empereur de papier qui n’appelle à aucune domination d’un peuple sur un autre, aucune extension de territoire, et dont la dictature, qu’il exerce tout seul dans son coin, est toute pacifique. En 1872, il se montre visionnaire en ordonnant la construction d’un pont suspendu reliant Oakland et San Francisco, pont qui sera érigé finalement en 1937 et qui s’appelle toujours à ce jour, le Golden Gate Bridge.

Au quotidien, Norton I^er ne se sépare jamais de sa tenue d’apparat, son fameux uniforme bleu aux épaulettes dorées, pour visiter son « domaine », les rues de San Francisco. Durant ses promenades, il inspecte les trottoirs, la chaussée, les équipements publics. Il vérifie la tenue des officiers de police et s’enquiert des doléances de ses “sujets” qui le saluent avec respect.

Malgré son indigence, il fréquente assidûment les meilleurs restaurants de San Francisco. Malin, il crée sa propre monnaie pour payer ses dettes, que la plupart des commerçants acceptent. Les restaurateurs apposent une plaque indiquant : « Par Autorisation de sa Majesté Impériale, l’Empereur Norton I^er des États-Unis » à l’entrée de leur établissement. Ces « Sceaux d’approbation Impériale » attirent le chaland. Les théâtres suivent cette tendance, réservant systématiquement un balcon « impérial » à Norton et à ses deux chiens, Lazarus et Bummer, pour chaque représentation.

Le Roi est mort !

Dans la soirée du 8 janvier 1880, Joshua Norton s’effondre en pleine rue, alors qu’il se rend à une conférence. Le lendemain, le journal San Francisco Chronicle titre « Le Roi est mort », en français dans le texte. À ses obsèques, deux jours plus tard, son corbillard financé par la population est suivi par plus de 10 000 personnes sur plus de 2 kilomètres. Aujourd’hui encore, au Woodlawn Cemetery de Colma, à proximité de San Francisco, sa tombe est constamment fleurie.